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L’exploit d’un homme et de son voilier.

Un Toucan dans l’Atlantique nord

Après le jubilé des 50 ans du Toucan en 2021, celui de la traversée de l’Atlantique entrepris en 1972 par le navigateur et journaliste Alain Gliksman.

En 1971, Alain Gliksman, curieux de voir de plus près le voilier qui avait gagné le Bol d’Or, venait visiter le chantier de René Luthi à Crans. Le marin fut immédiatement conquis par l’ambiance qui régnait dans l’atelier mais aussi par le Toucan que le constructeur naval avait réalisé. Ce voilier était alors dans toutes les conversations des navigateurs lémaniques. Conçu par les architectes et designers André Fragnière et Pierre Noverraz en 1970, le Toucan avait non seulement gagné le Bol d’Or du 12 juin 1971 quelques semaines au préalable, mais encore de manière particulièrement spectaculaire.

L’intérêt d’Alain Gliksman n’était alors pas uniquement de la simple curiosité car le journaliste cherchait un bateau pour participer à la Transat anglaise en solitaire de l’année suivante, la fameuse OSTAR, et les performances du Toucan avaient attiré son attention. Pouvait-il répondre à ses attentes et aux contraintes d’une course atlantique exigeante ?

Il y a dans ce récit un peu de l’histoire d’Australia II et de sa quille novatrice qui terrassa le defender américain Liberty lors de l’America’s Cup de 1983, toute proportion gardée s’entend ! Car lorsqu’Alain se retrouva devant la coque de ce voilier qui marquait tant les esprits, il fut frappé en premier lieu par la quille qui « se présentait comme une section d’aile d’avion supersonique portant à son extrémité une torpille de plomb au profilage très étudié »…

Curieux et souhaitant se rendre compte de l’aérodynamisme de ce racer, le journaliste allait passer plus d’une heure à étudier sous toutes les coutures la carène, c’est du moins ce qu’il allait écrire dans son livre Les Années Vagues, paru en 1986 chez Arthaud, la maison d’édition du père de la célèbre navigatrice Florence Arthaud qui gagnait la Route du Rhum en 1990.

Alain Gliksman serait vite convaincu, avec pour idée de participer en premier lieu à la Grande Course de la semaine de Marseille. Il demanda ainsi à René Luthi de lui construire un Toucan doté d’une cabine dans cette perspective, l’objectif étant alors de se lancer dans cette aventure puis de vendre le bateau. Dépourvu de moyens suffisants, le journaliste s’était montré assez enthousiaste pour convaincre le constructeur naval et plusieurs de ses amis pour mettre sur pied son projet. Albert Coeudevez, le fabricant de mâts d’Yverdon, joua en l’occurrence un rôle déterminant puisqu’il vint soutenir Alain dans son entreprise. L’aventure était trop folle, trop belle, pour ne pas être tentée ; et puis, quel coup d’éclat pour le bateau dont la renommée serait assurée par un tel exploit.

Car c’est bel et bien une prouesse que le navigateur français allait réaliser avec un voilier très bas sur l’eau, doté d’un franc-bord dérisoire et d’un confort réduit au strict minimum. Du moins, savait-il qu’il allait lui falloir affronter une navigation d’un mois sur 2800 milles, pour l’essentiel au près, le régime de prédilection du Toucan. Simplicité et endurance seraient en l’occurrence les maîtres-mots du navigateur, mais aussi rationalisation puisque ne bénéficiant pas de volumes de stockages importants, il dût rationner son alimentation très rapidement. Et pour faire face aux vagues, Alain allait emporter dans son périple trois casques de moto lui permettant d’encaisser les chocs des déferlantes sur le pont de son bateau de dix mètres cinquante, complètement dépourvu de protections pour le barreur.

Mais dans un premier temps, il fallait que le journaliste ait la confirmation de la possibilité de mener à bien un tel projet. La régate marseillaise sur les eaux méditerranéennes la lui offrirait. Le chantier était en l’occurrence parvenu à respecter les délais, permettant à Alain de s’inscrire et de réaliser une course qui, pour lui, représentait plus un banc d’essais qu’un véritable défi sportif. Les espoirs du navigateur furent comblés car il retint de cette course que se lancer dans l’Atlantique était envisageable et qu’en plus, après le Bol d’Or, un Toucan pouvait remporter la victoire dans une régate en mer.

Enchanté par le bateau, Alain Gliksman s’engagea dans la course transatlantique qui devait partir de Plymouth pour rallier Newport aux Etats-Unis le 17 juin ; une course au seuil de l’été durant la période précédant l’époque des tempêtes dominée par la progression des systèmes de basse pression balayant l’Atlantique nord, permettant d’espérer des vagues n’excédant pas les 2 mètres. Mais malgré cette saison favorable, les concurrents assistèrent peu avant leur départ à l’exceptionnel ouragan Agnes qui se développa dans le bassin de l’Atlantique nord et qui toucha la Floride et la Nouvelle-Angleterre, occasionnant 129 morts en Pennsylvanie.

Tablant sur une accalmie probable, les organisateurs maintinrent la course avec, au départ, 55 concurrents dont 49 monocoques et 6 multicoques, le plus grand étant le célèbre Vendredi 13, le mythique trois-mâts de 128 pieds, skippé par Jean-Yves Terlain, l’oncle de Loïck Perron ; alors que le voilier le plus modeste était le Willing Griffin, un monocoque de 19 pieds, un voilier plus petit qu’un Surprise, mené par le marin britannique David Blagden !

Nombreux étaient alors les pays représentés – Angleterre, France, USA, Pologne, Allemagne, Italie, Australie, notamment – et les coureurs tous aguerris, des coureurs mais aussi des coureuses ; Anne Michailof, Teresa Remiszewska et Marie-Claude Fauroux, la seule d’entre elle qui parvint au terme de la régate.

Seuls 43 bateaux franchiraient en l’occurrence la ligne d’arrivée. Car la course était et demeure potentiellement dangereuse, surtout si les concurrents optent pour la route septentrionale plus rapide mais présentant des risques d’icebergs dérivant de l’Arctique, de brouillard, ainsi que des baleines pouvant surgir à proximité d’un voilier bien frêle en comparaison, et des éventuels coups de tabac.

La flotte n’avait toutefois affronté qu’une seule dépression, de faible amplitude de surcroît, et ne s’était pas risquée le long des redoutables côtes de Nouvelle-Ecosse. Malgré tout, les aléas de la régate, les avaries – particulièrement une collision, une fuite de carburant et plusieurs démâtages – avaient eu raison de 12 concurrents.

Alain Gliksman, pour sa part, terminait la régate à la 8ème position, en 28 jours, 12 heures et 54 minutes, juste derrière l’Anglais Martin Minter-Kemp qui n’avait que 8 minutes d’avance, et le trimaran de Gérard Pesty qui précédait Alain de 59 minutes. Alain Colas, le vainqueur de la régate sur le célébrissime Pen Duick IV avait mis quant à lui 20 jours, 13 heures et 15 minutes pour traverser l’océan. Peter Crowther sur son monocoque Golden Vanity allait être le dernier à parvenir à destination en 88 jours.

Un bateau lémanique venait d’achever une course transatlantique dans une position plus qu’honorable. Gliksman raflait le trophée des bateaux de moins de 35 pieds ! Le record était extraordinaire. Certes, la météo avait été clémente et on n’ose imaginer quelles auraient été les conséquences d’une tempête de 9 Beaufort, mais enfin, tenir sur un Toucan durant 28 jours – les Toucaniers le savent bien – avait constitué un exploit en soi. Le voilier mériterait son nom « Le Transat ».

De retour en Suisse au chantier Naval Luthi, après une seconde traversée dont on ne connait que peu de choses, le Toucan était acheté par Edouard-Henri Fischer pour ses fils Pierre-Edouard et Marc, connaissant encore de nombreuses années de gloire, jusqu’à nos jours. Il n’est du reste pas rare aujourd’hui que quelques Toucaniers en quête de concurrents scrutent l’horizon lémanique dans l’espoir d’apercevoir le fier vaisseau ayant défié l’Atlantique nord.

Christophe Vuilleumier

historien

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